Un brevet français procure une protection pour une durée de 20 ans à compter de sa date de dépôt. Tout tiers intéressé peut néanmoins requérir la nullité de ce brevet.
Une décision récente du Tribunal de Grande Instance de Paris (Actelion Pharmaceuticals / ICOS Corporation, 16 mars 2017) a rappelé que les actions en nullité devaient cependant respecter le délai de prescription fixé à l’Article 2224 du Code Civil. Par les interrogations qu’elle suscite, cette décision est révélatrice des difficultés qui se posent lorsqu’il s’agit d’appliquer cette disposition du Code Civil à la matière des brevets.
L’article 2224 du Code Civil (réformé par la loi du 17 juin 2008) dispose que « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
Or, l’application de l’Article 2224 à l’action en nullité de brevet a fait naître depuis quelques années un contentieux complexe découlant des divergences d’interprétation de cet article et en particulier de la nature des « faits » que le titulaire du droit à agir « aurait dû connaître » pour lui « [permettre] de l’exercer », constituant le point de départ du délai de prescription.
Dans la décision Actelion / ICOS du 16 mars, les juges ont fixé le point de départ du délai de prescription à la date de l’obtention, par le titulaire du brevet (ICOS), d’une Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) du médicament Adcirca® (tadalafil), date à laquelle selon le Tribunal « les demanderesses [à savoir Actelion] avaient ou auraient dû avoir connaissance du fait que le brevet EP 092 était de nature à constituer une entrave à leur activité économique et qu’il pouvait leur être opposé par leur titulaire ».
Double curiosité dans cette affaire : l’AMM en question est détenue par le titulaire du brevet et le brevet en cause n’est pas le brevet princeps sur l’actif mais un des brevets du portefeuille d’ICOS en relation avec le médicament objet de l’AMM.
Le Tribunal propose ainsi une nouvelle interprétation des « faits » que le demandeur à l’action en nullité est censé connaître.
Par le passé, il a successivement été jugé par la 3ème Chambre du TGI de Paris – seule juridiction compétente pour juger les actions en nullité de brevets – que ces « faits » consistaient dans la publication de la demande de brevet (TGI Paris, 25 avril 2013 confirmé par la Cour d’Appel de Paris, 8 novembre 2016 ; TGI Paris, 6 février 2015) ou la publication de la délivrance du brevet (TGI Paris, 13 mars 2015), avant de considérer que ces points de départ n’étaient pas pertinents, du fait respectivement que la teneur des revendications du brevet peut évoluer après la publication de la demande (TGI Paris, 13 mars 2015) et qu’on ne peut raisonnablement exiger d’un industriel qu’il effectue une surveillance du Registre des Brevets (TGI Paris, 6 novembre 2014).
Plus récemment, la même juridiction a considéré que « seule une appréciation in concreto du moment où celui qui agit en nullité a eu effectivement connaissance du titre qui lui est opposé doit être faite pour déterminer le point de départ de la prescription », en l’espèce la mise en demeure reçue par le plaignant du Conseil du breveté (TGI Paris, 6 novembre 2014). Là encore, cette approche doit être tempérée, dans le cas où la seule connaissance du titre (le brevet) n’est pas suffisante pour connaître les motifs de nullité affectant celui-ci, qui sont généralement constitués d’antériorités qu’il appartient au plaignant de rechercher. Il a ultérieurement été jugé que le point de départ du délai de prescription devait être la date à laquelle le plaignant a envisagé de développer le produit couvert par le brevet et s’est donc intéressé au brevet (TGI Paris, 18 décembre 2015).
On comprend le caractère subjectif de l’appréciation du point de départ du délai de prescription. C’est donc peut-être dans un souci d’objectivité que la décision Actelion/ICOS fixe le point de départ du délai de prescription à la date de l’obtention de l’Autorisation de Mise sur le Marché du médicament objet du brevet.
Toutefois, cette approche présente le risque de générer une confusion avec les faits donnant naissance à l’intérêt à agir du plaignant.
En effet, pour que l’action en nullité soit recevable, une condition additionnelle doit être respectée en application des principes généraux du Droit : le plaignant doit justifier d’un intérêt à agir. Sur ce point également, la jurisprudence n’est pas homogène, puisqu’elle considère parfois que le plaignant doit avoir effectué des préparatifs sérieux d’exploitation (TGI Paris, 18 décembre 2015) et adopte d’autres fois une attitude plus souple, notamment dans le domaine pharmaceutique qui est soumis à des contraintes réglementaires particulières. Tel est notamment le cas dans la décision Actelion/ICOS, dans laquelle il a été jugé que pour reconnaître un intérêt à agir, il suffisait qu’il existe un lien entre les revendications du brevet objets de l’action en nullité et l’activité économique du plaignant, notamment les cibles biologiques, ainsi que les molécules et/ou indications thérapeutiques, sur lesquelles ses recherches se focalisent.
Ainsi, même si ces deux conditions (intérêt à agir et défaut de prescription) devraient être appréciées séparément, dans certaines décisions, les faits donnant respectivement naissance à l’intérêt à agir et faisant courir le délai de prescription semblent confondus (TGI Paris, 2 juillet 2015). De la même manière, dans la décision Actelion/ICOS, le Tribunal considère que « ni la connaissance des causes de nullité du titre (…) ne sont des points de départ pertinents (de la prescription) » écartant ainsi l’interprétation logique de l’Article 2224 pour lui substituer celle indiquée précédemment, qui relève davantage des conditions conférant au plaignant un intérêt à agir. Compte tenu de l’assouplissement des conditions donnant naissance à l’intérêt à agir, le risque est que le point de départ du délai de prescription ne soit fixé à une date prématurée.
Enfin, une autre question reste à trancher, à laquelle la décision Actelion/ICOS n’avait pas vocation à s’intéresser : celle des actions reconventionnelles en nullité, par lesquelles le défendeur cherche à obtenir la nullité du brevet en réponse à une action en contrefaçon, libérant ainsi la voie non seulement pour le défendeur mais également pour les tiers (effet « erga omnes »). La doctrine est en effet également partagée sur le point de savoir si le délai de prescription de l’Article 2224 du Code Civil s’applique ou non à ces actions reconventionnelles.
Rassurons quand même les présumés contrefacteurs : le défendeur à une attaque en contrefaçon pourra toujours requérir la nullité du brevet qui lui est opposé « par voie d’exception », cette action restant imprescriptible. A la différence de l’action reconventionnelle évoquée ci-dessus, la nullité prononcée dans ce cas n’a pas d’effet absolu, mais permet uniquement au présumé contrefacteur de priver de fondement l’action en contrefaçon dirigée contre lui.
Ainsi, l’application du nouvel article 2224 du Code Civil aux actions en nullité de brevets a généré des incertitudes juridiques préjudiciables aux acteurs économiques, que la dernière décision en la matière n’est pas parvenue à clarifier. L’introduction dans le Code de la Propriété Industrielle d’une disposition spécifique relative à la prescription des actions formées tant à titre principal qu’à titre reconventionnel serait la bienvenue pour dissiper ces incertitudes.
Emmanuelle RENARD